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T1 synthèse du 2

2. La société française est-elle encore une société une société de classes ?

La classe sociale et de moins en moins convoquée lorsqu’il s’agit de se présenter. C’était comme si les classes sociales avaient connu un âge d’or lorsque la société était fortement industrialisée (donc une période assez étendue il faut le reconnaître) - et un déclin. Éclipsées presque totalement durant la période faste des trente glorieuses, elles sont revenues dans le débat sociologique à la fin des années 1980 et avec davantage de force au cours des années 2000. Reste à savoir si cette baisse de l’identification est un critère suffisant pour abandonner l’idée d’une société structurée en classes.

2.1 Des approches traditionnelles des classes sociales

Lorsque l’on se réfère aux classes sociales deux grandes traditions sont implicitement opposées. Pour forcer le trait et simplifier des oppositions que les auteurs ont généralement nuancées ou complexifiées, on peut dire que nous avons deux traditions divergentes, l’une issue de Karl Marx* (3.1.1) et l’autre de Max Weber* (3.1.2), chacune posant une définition des classes sociales qui lui est spécifique.

2.1.1 Karl Marx : une approche réaliste des classes sociales fondée sur la place dans les rapports de production et une conscience de classe

Dans une analyse empirique des classes sociales, Karl Marx* introduit la dimension historique qui le mène à distinguer un nombre variable de classes, allant de 2 à 8 mais il remarque qu'il existe une tendance à la bipolarisation des classes. Dans son analyse théorique des classes sociales, Marx définit dans un premier temps le mode de production capitaliste. Pour lui, la société capitaliste est structurée en deux classes principales :  la bourgeoisie et le prolétariat. Ce dernier est composé d'ouvriers, qui ne possèdent que leur force de travail qu'ils doivent vendre aux capitalistes détenant les moyens de production. Forts de ce pouvoir, les capitalistes exploitent le prolétariat en lui versant un salaire de subsistance c'est-à-dire un salaire qui lui permet seulement d'assurer la reproduction de sa force de travail et qui est inférieur à la valeur créée par son travail. Selon Marx, il y a un antagonisme des classes, du fait d'une divergence d'intérêts entre les deux classes. En effet, le principal but des capitalistes est d’accumuler le capital et donc de s'accaparer le surplus de valeur, résultant des moindres salaires, appelé plus-value. Cette lutte est le moteur de l’histoire car depuis toujours oppresseurs et opprimés sont en opposition. Ceci s'explique par le fait que la masse des travailleurs, face à cette situation qui leur est défavorable, forme une classe en soi qui se reconnaît par sa place dans le rapport de production. Petit à petit, cette masse va prendre conscience d'elle-même et de la lutte qu'elle doit mener contre la bourgeoisie, en se transformant en classe pour soi qui se reconnaît par les intérêts communs vis à vis du capital. 

Pour résumer : du côté marxiste, les classes sociales sont des collectifs structurés par une position spécifique dans le système économique, définis notamment au travers de la propriété des moyens de production, marqués par un conflit central (l’exploitation) ; mais, au-delà de ces « conditions de classe » il existe une « conscience de classe », une conscience sociale de leur être collectif, de leur intérêt, de leur dynamique, qui permet de passer de la classe « en soi » à la classe « pour soi ». 

2.1.2 Max Weber : une analyse multidimensionnelle de la structure sociale

L’analyse de la structure sociale par Marx Weber* revêt plusieurs dimensions contrairement à celle de Karl Marx qui se centre sur les rapports de production. Nous pouvons même préciser que Max Weber distingue, dans son analyse, une dimension économique, politique et sociale. 

La tradition wébérienne suppose que les différentes classes sociales* sont des groupes d’individus aux « chances de vie » similaires sans qu’ils en soient nécessairement conscients et sans nécessairement agir en commun.  Ici, la classe sociale n’est pas autre chose, a priori, que la somme des individus que le chercheur décide d’assembler selon ses critères propres ainsi, les classes n’existent pas nécessairement en tant que groupe social « réel ». Pour obtenir ces classes sociales Max Weber rassemble des individus ayant en commun une situation de classe appréciée par l’accès différencié à un ensemble de biens (classe de possession) et « l'accaparement de la direction des moyens de production des biens au profit des membres de la classe » (classe de production). Il découpe les classes de possession et de production en trois catégories : positivement privilégiées, négativement privilégiées et moyennes (c’est-à-dire ni positivement privilégiées ni négativement privilégiées). Après avoir défini les classes de production et les classes de possession, Max Weber définit quatre « classes sociales » : « la classe ouvrière », « la petite bourgeoisie », « les intellectuels et les spécialistes sans biens » (« techniciens »), « les classes des possédants ». La classe ouvrière est massivement constituée des individus appartenant aux classes de possession et/ou de production non privilégiée, dénués de biens matériels et, en tant qu'ouvriers, sans pouvoir dans l'organisation de la production. De même, « les classes des possédants » sont globalement constituées par l'appartenance aux classes de possession ou/et de production privilégiées. Entre les deux, « la petite bourgeoisie » et « les intellectuels et les spécialistes sans biens » forment une classe moyenne. 

Max Weber complexifie son analyse de la stratification sociale en y ajoutant une analyse en termes de groupes de statut(dimension sociale) et de partis (dimension politique). « Nous appelons « ständische Lage », (traduit par groupe de statut) un privilège positif ou négatif de considération sociale revendiqué de façon efficace fondé sur le mode de vie, le type d'instruction formelle et la possession des formes de vie correspondante, le prestige de la naissance ou le prestige de la profession ». (…) Les partis sont « des associations reposant sur un engagement formellement libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d'un groupement et à leurs militants actifs des chances de poursuivre des buts objectifs, obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble. Ils [les partis] peuvent constituer des associations éphémères ou permanentes, se présenter dans des groupements de tous genres et former des groupements de toutes sortes. »[1] Tels que Max Weber les définit, les partis ne sont pas seulement des partis politiques mais comprennent toutes les associations « orientées consciemment par des intérêts de classes », « vers des buts matériels concrets ou vers des principes abstraits (parti inspiré par une représentation du monde). » (…) Cette définition des partis politiques amène Weber à construire une stratification des individus dans l'ordre politique en distinguant : « les dirigeants » qui disposent des appareils des partis ; « les membres actifs » susceptibles aussi d'être présents « dans les instances de contrôle, de discussions, de remontrances, de résolution » et « les membres non actifs et les masses associées (électeurs et votants) ». 



[1] Max Weber, économie et société, 1922 (ouvrage posthume). 

2.2 Vers une disparition des classes sociales ?

2.2.1 Des contours objectivement plus flous

Les distances interclasses* correspondent aux inégalités qui séparent les classes sociales entre elles. Les distances intra-classes* correspondent, quant à elles, aux inégalités qui séparent les membres d’une même classe sociale dispersion au sein de la classe). Si les premières s’affaiblissent, les secondes vont plutôt s’intensifier. 

En effet, l’élévation du niveau de vie sur le long cours, l’accès à la propriété, la possibilité de partir en vacances, les progrès de la scolarisation, la généralisation de pratiques culturelles … sont autant de facteurs qui ont conduit à estomper les contours des classes sociales. Devenues moins repérables, on dit que les distances interclasses s’estompent (sans s’effacer totalement !).  

Parallèlement, les distances à l’intérieur des classes auront tendance à s’accentuer non pas qu’elles soient objectivement plus importantes mais parce qu’on leur accorde davantage d’importance avec par exemple la revendication de la reconnaissance des différences religieuses, de genre, d’ordre culturel, régionalistes, ethniques ou d’orientation sexuelle. Les distances intraclasses se font plus nombreuses. D’ailleurs on remarquera que les sociologues emploient généralement le pluriel afin de ne pas gommer l’hétérogénéité à l’intérieur d’une classe (classeS populaireS, classeS moyenneS, classeS aiséeS). 

Le résultat de ce double mouvement est un brouillage des classes sociales dont les contours sont devenus plus difficilement repérables.  

 

2.2.2 À l'ère de l'individualisation une conscience de classe moins forte

Le développement d’une vision de l’individu autonome donc libre de ses choix va conduire à un recul de la conscience d’appartenir à un groupe notamment à une classe sociale. Que cette autonomie soit apparente (et n’existe donc qu’aux yeux de l’individus) ou objective (reconnue par certains sociologues) ce qui compte c’est le discours que portent les acteurs concernés. Ainsi si le « je » se développe le « nous » recule. Des facteurs objectifs ont bien participé à cette individualisation croissante : comme les discours sur la responsabilité individuelle en cas d’échec et de réussite (on peut penser à la théorique égalité des chances que nous étudierons plus tard dans l’année) et l’individualisation au travail qui a pour conséquence une baisse de la proportion des syndiqués. Finalement, processus d’individualisation et recul de la conscience de classe sont les deux faces d’une même pièce. 

2.3 Ou un "retour des classes sociales ?"

Jamais abandonnée l’analyse de la société en termes de classes sociales s’offre une nouvelle jeunesse grâce à des travaux venus dépoussiérer les approches traditionnelles. Parmi ces travaux, on peut citer de manière non exhaustive : les études qui portent sur l’articulation des rapports sociaux de genre avec les rapports de classes (3.3.1), celles qui tablent sur la reformation d’une classe populaire (3.3.2) et enfin d’autres qui mettent en avant les stratégies de reproduction toujours d’actualité de la bourgeoisie (3.3.3).

2.3.1 L'articulation des rapports sociaux de genre avec les rapports de classe

Des nounous noires dans un parc des Batignolles (17ème arrondissement)
Des nounous noires dans un parc des Batignolles (17ème arrondissement)

Les inégalités de genre n’annulent pas les inégalités de classe mais viennent s’y superposer (on dit qu’elles s’articulent entre elles). L’entrée des femmes sur le marché du travail a accentué les inégalités entre femmes cadres et femmes employées. Si les premières peuvent avoir recours aux services des autres à domicile (gardes d’enfant, ménage) c’est parce que leur rémunération le leur permet et aussi parce qu’une politique d’exonération a été mise en place afin de stimuler la demande de services à la personne à domicile. 

2.3.2 La reformation objective d'une classe populaire

Selon le sociologue Olivier Schwartz, on peut encore parler de classes populaires, regroupant les ouvriers et la majeure partie des employés, du fait du rapprochement de leurs conditions de vie et de travail (voir Q. 26 et Q. 27), ainsi que leur point commun comme classe dominée, avec une culture populaire très majoritaire dans ce groupe.  Sa théorie repose sur un double critère :

  • les deux groupes partagent une même position sociale dominée dans la société (faible visibilité dans les médias par exemple), dans les entreprises (salariés cantonnés aux simples tâches d’exécution). En outre, elles partagent l’expérience de la vulnérabilité vue, selon l’auteur comme « le trait d’union entre les membres ».[1]
  • les deux groupes partagent aussi une forme de séparation culturelle par rapport au reste de la société : sont dépossédés de la culture écrite (cela ne veut pas dire qu’ils ne savant pas écrire mais que les pratiques culturelles tournées vers l’écriture – comme lire – sont presque inexistantes) et se rassemblent via une « culture populaire » (musique écoutée, films regardés…). 

Néanmoins, la diversité sociale et de situations de ce groupe rend sa conscience de classe encore peu affirmée (on peut penser notamment à la barrière du sexe entre un monde ouvrier masculin et un monde des employés féminin). D’ailleurs, c’est pour cette raison que l’auteur plaide pour un emploi du pluriel afin « de ne pas s’engager loin dans la voie toujours périlleuse de l’unification de l’hétérogène ».

 


[1] Olivier Schwartz, « Peut-on parler des classes populaires ? », La Vie des idées, 13 septembre 2011. URL : https://laviedesidees.fr/Peut-on-parler-des-classes.html

 

2.3.3 La bourgeoisie : une classe pour soi

 Pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : « s’il existe bien encore une classe (au sens de classe pour soi) c’est bien la bourgeoisie, ces familles possédantes qui parviennent à se maintenir au sommet de la société (…). Les bourgeois sont riches, d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, mais aussi de culture, de relations sociales et de prestige. Comme les difficultés sociales s’accumulent, les privilèges s’accumulent. »[1]. En d’autres termes, la bourgeoisie ne possède pas uniquement un capital économique (qui prend non seulement la forme de revenus d’activité mais aussi - et surtout - de revenus de la propriété et la possession d’un patrimoine), elle possède aussi un capital culturel et un capital social. L’enjeu pour cette classe (il s’agit bien là d’intérêts de classe) et de transmettre cette position sociale aux enfants notamment grâce à la préservation d’un entre-soi 

[1] Michel pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologie de la bourgeoisie, 2016.

2.4 Vers une définition des classes sociales opérationnelle

« On constate finalement que l’approche de Marx, très exigeante, pourrait amener à rejeter l’idée de classes sociales, faute de conscience de classe marquée par une conflictualité radicale. Au contraire, l’approche théorique de Weber permet d’admettre sans difficulté la pérennité des classes sociales. »[1]Pour sortir de cette difficulté Louis Chauvel propose ainsi de redéfinir les classes. Selon lui, les classes sociales sont des groupes :

-        Hiérarchiquement positionnés dans l’espace social

-        Marqués par une forte identité de classe décomposée comme suit :

o   L’identité temporelle : c’est-à-dire la permanence du groupe en raison d’une reproduction sociale et une homogamie sociale

o   L’identité culturelle, c’est-à-dire le partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une intereconnaissance entre les membres du groupe

o   L’identité collective, à savoir une capacité à agir collectivement, de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et ses intérêts ;

Dès lors, les aspects objectifs (inégalités) et subjectifs (identité de classe) apparaissent comme deux dimensions complémentaires des classes sociales. Louis Chauvel conclue alors :

« D’un point de vue objectif, les clivages traditionnels que l’on repère entre classes se sont peu affaiblis au cours des décennies récentes marquées par le ralentissement économique et le recul des perspectives de mobilité sociale ascendante (voir chap. sur la mobilité sociale). Pour autant, si les classes sociales semblent perdurer d’un point de vue objectif, elles ont subjectivement peu ou prou disparu, faute de conscience collective clairement élaborée, susceptible d’animer une action construite. Il existait naguère un « conflit central » autour de la question sociale, et en particulier de l’exploitation des ouvriers, mais les enjeux politiques se sont considérablement diversifiés. Par conséquent, la « mort des classes sociales » viendrait surtout d’une déstructuration de la conscience de classe. Pour autant, la conscience sociale des membres des classes populaires et des « petites classes moyennes » de se trouver en difficulté dans la société d’aujourd’hui reste vive comme en témoigne le mouvement des gilets jaunes principalement porté par cette partie de la population. »

 


[1] CHAUVEL Louis, Les mutations de la société française, Chapitre II « La dynamique de la stratification sociale », ed. La Découverte, coll. Grands repères, 2019