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Les classes sociales en 16 points clés

1) À la question « qui es-tu ? » les individus répondront le plus souvent par leur prénom, leur statut d’activité (étudiant, retraité, en emploi) et la profession qu’ils occupent ou occupaient (dans le cas des retraités). Si se définir passe par sa profession c’est en raison car ce critère est clivant et détermine à la fois un niveau de revenu, un style de vie, en bref, une identité. C’est d’ailleurs toujours pour ces raisons que les chercheurs en science sociale utilisent régulièrement la nomenclature des PCS dans leurs enquêtes. Depuis les années 1950, les catégories socioprofessionnelles (CSP), élaborées au sein de l’Insee, se sont imposées en France comme le principal outil d’analyse de la statistique sociale permettant de repérer la position des individus dans le monde productif du point de vue de leur profession.

 

2) On peut décrire les évolutions de la structure socioprofessionnelle mesurée par la répartition de la population active en PCS. Ainsi,  4 tendances fortes se dégagent depuis le milieu du XXème siècle avec : 1/ Une augmentation du nombre de salariés (= salarisation) qui va de pair avec une baisse du nombre d’indépendants 2/ La tertiarisation est quant à elle la dynamique d’expansion des métiers des services, qu’ils soient qualifiés ou non, et de déclin concomitant des professions manuelles de l’agriculture puis de l’industrie. 3/ Une féminisation des emplois : « Depuis le début des années 1960, les femmes ont massivement investi le marché du travail. Le taux d’activité des femmes a fortement augmenté : de 46 % au début des ann.es 1960, il est passé à 67,2 % en 2017 pour les femmes de 15 à 64 ans." 4/ Une montée des qualifications liée au progrès technique permise par la massification scolaire qui favorise la croissance des groupes socioprofessionnels qualifiés et très qualifiés.

 

3) Il est possible de représenter les PCS sous forme pyramidale. Cette représentation insiste sur les hiérarchies entre professions qu’elles s’expriment en termes de revenus, de qualifications, de diplômes et/ou de prestige. Ainsi les cadres et professions intellectuelles supérieures ont des revenus en moyenne plus élevés que les actifs exerçant une profession intermédiaire. Pour connaître le niveau de vie les revenus d’activités (revenus mixtes de l’indépendant, traitement des fonctionnaires, cachet des artistes, salaires des salariés du privé …) ne suffisent pas. En effet, il faut tenir compte d’autres revenus comme ceux du patrimoine (loyer et intérêts perçus) et les revenus de transfert (allocations chômage, familiales, RSA, pension de retraite, minimum vieillesse …). Une fois additionnés, les prélèvements obligatoires doivent être soustraits. Ils prennent la forme de taxes, impôts, cotisations sociales. On obtient alors le revenu disponible brut (voir chapitre de première : « Comment les agents économiques se financent-ils ? »). Enfin, pour connaître le niveau de vie d’un foyer les organismes prennent en compte la composition du ménage. Plus précisément, il s’agira de diviser le RDB par les unités de consommation.

 

4) Décrire la structure sociale et sa dynamique à partir de critères socioéconomiques ne serait pas suffisant pour décrire toute la complexité des places qu'occupent les individus dans l'espace social. Il faut prendre en compte d'autres critères sociodémographiques et spatiaux afin de mettre en évidence des inégalités dans l'accès à certaines ressources.

 

5) Selon la formule d’Henri Lefebvre la ville constitue : “la projection sur le sol des rapports sociaux”. En d’autres termes, les rapports sociaux (inégalitaires) qu’entretiennent les groupes sociaux se matérialisent dans l’espace. Le lieu de vie est donc une projection spatiale de sa position sociale dans la stratification. Dans cette optique, seul le marché de l’immobilier et la construction de logements sociaux sont à même de redistribuer les cartes. D’après le géographe Jacques Donzelot, les villes françaises tendraient à se fragmenter en une multiplicité d’archipels obéissant à des logiques de regroupement social et affinitaire. Choisi et organisé par les classes supérieures qui se regroupent dans les « beaux quartiers » et les centres anciens rénovés, en voie de gentrification, l’entre-soi est subi par les classes populaires constituées grossièrement des employés non-qualifiés et ouvriers non-qualifiés qui sont reléguées dans les cités d’habitat social (HLM). Entre les deux, les classes moyennes, menacées de déclassement, s’exileraient hors des villes pour éviter la proximité avec les populations précarisées des grands ensembles, sans pour autant avoir les moyens d’accéder aux espaces réservés.

 

6) On peut aussi décrire la structure sociale à partir de critères démographiques comme l'âge, la génération et le sexe. En tenant compte de ces trois variables on peut mettre en évidence des différences de comportements dus à la socialisation et des inégalités sociales. Tout d’abord, rappelons que le sexe revêt une dimension strictement biologique. Les écarts de comportements observés entre les personnes de sexe féminin et de sexe masculin sont, eux, co-construits lors du processus de socialisation. Ainsi, les inégalités qui subsistent entre hommes et femmes relèvent d’une construction sociale des différences par des processus complexes. Les inégalités de salaires, à l’avantage des hommes, sont une première expression de ces inégalités. En intériorisant très tôt certains rôles, les filles et garçons vont ensuite s’orienter (en apparence naturellement) vers certains métiers. L’explication n’est donc pas à chercher du côté du sexe biologique (puisque certaines femmes accèdent bien à des postes à responsabilité et des hommes à des emplois féminins) mais du côté du côté de la socialisation plurielle. La vie d’un individu est marquée par une succession de période et d’étapes (familiales et professionnelles) communes à une société et marquant le passage de la jeunesse à l’âge adulte puis à la vieillesse. La position dans le cycle de vie*, autrement dit l’âge d’un individu au cours de sa vie, est un déterminant de ses comportements en matière d’épargne : les plus jeunes, moins insérés sur le marché du travail, ont des revenus moins élevés et s’endettent (épargne négative), plus tard au cours de leur vie active, les revenus augmentant ils vont se constituer une épargne, pour ensuite l’utiliser à la retraite (désépargne). Ce comportement en termes d’épargne va se traduire notamment dans le vote : à droite pour les plus âgés (la protection du patrimoine est une valeur centrale de ce côté de l’échiquier politique).

 

7) La classe sociale est de moins en moins convoquée lorsqu’il s’agit de se présenter. C’était comme si les classes sociales avaient connu un âge d’or lorsque la société était fortement industrialisée (donc une période assez étendue il faut le reconnaître) - et un déclin. Éclipsées presque totalement durant la période faste des trente glorieuses, elles sont revenues dans le débat sociologique à la fin des années 1980 et avec davantage de force au cours des années 2000. Reste à savoir si cette baisse de l’identification est un critère suffisant pour abandonner l’idée d’une société structurée en classes. Lorsque l’on se réfère aux classes sociales deux grandes traditions sont implicitement opposées. Pour forcer le trait et simplifier des oppositions que les auteurs ont généralement nuancées ou complexifiées, on peut dire que nous avons deux traditions divergentes, l’une issue de Karl Marx  et l’autre de Max Weber, chacune posant une définition des classes sociales qui lui est spécifique.

 

8) Dans une analyse empirique des classes sociales, Karl Marx introduit la dimension historique qui le mène à distinguer un nombre variable de classes, allant de 2 à 8 mais il remarque qu'il existe une tendance à la bipolarisation des classes. Dans son analyse théorique des classes sociales, Marx définit dans un premier temps le mode de production capitaliste. Pour lui, la société capitaliste est structurée en deux classes principales :  la bourgeoisie et le prolétariat. Ce dernier est composé d'ouvriers, qui ne possèdent que leur force de travail qu'ils doivent vendre aux capitalistes détenant les moyens de production. Forts de ce pouvoir, les capitalistes exploitent le prolétariat en lui versant un salaire de subsistance c'est-à-dire un salaire qui lui permet seulement d'assurer la reproduction de sa force de travail et qui est inférieur à la valeur créée par son travail. Selon Marx, il y a un antagonisme des classes, du fait d'une divergence d'intérêts entre les deux classes. En effet, le principal but des capitalistes est d’accumuler le capital et donc de s'accaparer le surplus de valeur, résultant des moindres salaires, appelé plus-value. Cette lutte est le moteur de l’histoire car depuis toujours oppresseurs et opprimés sont en opposition. Ceci s'explique par le fait que la masse des travailleurs, face à cette situation qui leur est défavorable, forme une classe en soi qui se reconnaît par sa place dans le rapport de production. Petit à petit, cette masse va prendre conscience d'elle-même et de la lutte qu'elle doit mener contre la bourgeoisie, en se transformant en classe pour soi qui se reconnaît par les intérêts communs vis-à-vis du capital.

 

9) L’analyse de la structure sociale par Max Weber revêt plusieurs dimensions contrairement à celle de Karl Marx qui se centre sur les rapports de production et sur une analyse des classes sociales. Dans La tradition wébérienne les différentes classes sociales* sont des groupes d’individus aux « chances de vie » similaires sans qu’ils en soient nécessairement conscients.  Ici, la classe sociale n’est pas autre chose, a priori, que la somme des individus que le chercheur décide d’assembler. Max Weber complexifie son analyse de la stratification sociale en y ajoutant une analyse en termes de groupes de statut (dimension sociale) et de partis (dimension politique). « Nous appelons groupe de statut) un privilège positif ou négatif de considération sociale revendiqué de façon efficace fondé sur le mode de vie, le type d'instruction formelle et la possession des formes de vie correspondante, le prestige de la naissance ou le prestige de la profession ». (…) Les partis sont « des associations reposant sur un engagement formellement libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d'un groupement et à leurs militants actifs des chances de poursuivre des buts objectifs, obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble. Ils [les partis] peuvent constituer des associations éphémères ou permanentes, se présenter dans des groupements de tous genres et former des groupements de toutes sortes. » Tels que Max Weber les définit, les partis ne sont pas seulement des partis politiques mais comprennent toutes les associations « orientées consciemment par des intérêts de classes », « vers des buts matériels concrets ou vers des principes abstraits (parti inspiré par une représentation du monde)."

 

10) Les distances interclasses* correspondent aux inégalités qui séparent les classes sociales entre elles. Les distances intra-classes* correspondent, quant à elles, aux inégalités qui séparent les membres d’une même classe sociale dispersion au sein de la classe). Si les premières s’affaiblissent, les secondes vont plutôt s’intensifier. En effet, l’élévation du niveau de vie sur le long cours, l’accès à la propriété, la possibilité de partir en vacances, les progrès de la scolarisation, la généralisation de pratiques culturelles … sont autant de facteurs qui ont conduit à estomper les contours des classes sociales. Devenues moins repérables, on dit que les distances interclasses s’estompent (sans s’effacer totalement !).  Parallèlement, les distances à l’intérieur des classes auront tendance à s’accentuer non pas qu’elles soient objectivement plus importantes mais parce qu’on leur accorde davantage d’importance avec par exemple la revendication de la reconnaissance des différences religieuses, de genre, d’ordre culturel, régionalistes, ethniques ou d’orientation sexuelle. Les distances intraclasses se font plus nombreuses. Le résultat de ce double mouvement est un brouillage des classes sociales dont les contours sont devenus plus difficilement repérables.

 

11) Le développement d’une vision de l’individu autonome donc libre de ses choix va conduire à un recul de la conscience d’appartenir à un groupe notamment à une classe sociale. Que cette autonomie soit apparente (et n’existe donc qu’aux yeux de l’individus) ou objective (reconnue par certains sociologues) ce qui compte c’est le discours que portent les acteurs concernés. Ainsi si le « je » se développe le « nous » recule. Des facteurs objectifs ont bien participé à cette individualisation croissante : comme les discours sur la responsabilité individuelle en cas d’échec et de réussite (on peut penser au discours contenu dans l'égalité des chances) et l’individualisation au travail qui a pour conséquence une baisse de la proportion des syndiqués. Finalement, processus d’individualisation et recul de la conscience de classe sont les deux faces d’une même pièce.

 

12) Jamais abandonnée l’analyse de la société en termes de classes sociales s’offre une nouvelle jeunesse grâce à des travaux venus dépoussiérer les approches traditionnelles. Parmi ces travaux, on peut citer de manière non exhaustive : les études qui portent sur l’articulation des rapports sociaux de genre avec les rapports de classes, celles qui tablent sur la reformation d’une classe populaire et enfin d’autres qui mettent en avant les stratégies de reproduction toujours d’actualité de la bourgeoisie.

 

13) Les inégalités entre les sexes n’annulent pas les inégalités entre les classes sociales mais viennent s’y superposer (on dit qu’elles s’articulent entre elles). L’entrée des femmes sur le marché du travail a accentué les inégalités entre femmes cadres et femmes employées. Si les premières peuvent avoir recours aux services des autres à domicile (gardes d’enfant, ménage) c’est parce que leur rémunération le leur permet et aussi parce qu’une politique d’exonération a été mise en place afin de stimuler la demande de services à la personne à domicile.

 

14) Selon le sociologue Olivier Schwartz, on peut encore parler de classes populaires, regroupant les ouvriers et la majeure partie des employés, du fait du rapprochement de leurs conditions de vie et de travail (voir Q. 26 et Q. 27), ainsi que leur point commun comme classe dominée, avec une culture populaire très majoritaire dans ce groupe.  Sa théorie repose sur un double critère : 1/ les deux groupes partagent une même position sociale dominée dans la société (faible visibilité dans les médias par exemple), dans les entreprises (salariés cantonnés aux simples tâches d’exécution). En outre, elles partagent l’expérience de la vulnérabilité vue, selon l’auteur comme « le trait d’union entre les membres »; 2/ les deux groupes partagent aussi une forme de séparation culturelle par rapport au reste de la société : sont dépossédés de la culture écrite (cela ne veut pas dire qu’ils ne savant pas écrire mais que les pratiques culturelles tournées vers l’écriture – comme lire – sont presque inexistantes) et se rassemblent via une « culture populaire » (musique écoutée, films regardés…). Néanmoins, la diversité sociale et de situations de ce groupe rend sa conscience de classe encore peu affirmée (on peut penser notamment à la barrière du sexe entre un monde ouvrier masculin et un monde des employés féminin). D’ailleurs, c’est pour cette raison que l’auteur plaide pour un emploi du pluriel afin « de ne pas s’engager loin dans la voie toujours périlleuse de l’unification de l’hétérogène ».

 

15) Pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : « s’il existe bien encore une classe (au sens de classe pour soi) c’est bien la bourgeoisie, ces familles possédantes qui parviennent à se maintenir au sommet de la société (…). Les bourgeois sont riches, d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, mais aussi de culture, de relations sociales et de prestige. Comme les difficultés sociales s’accumulent, les privilèges s’accumulent. »[4]. En d’autres termes, la bourgeoisie ne possède pas uniquement un capital économique (qui prend non seulement la forme de revenus d’activité mais aussi - et surtout - de revenus de la propriété et la possession d’un patrimoine), elle possède aussi un capital culturel et un capital social. L’enjeu pour cette classe (il s’agit bien là d’intérêts de classe) et de transmettre cette position sociale aux enfants notamment grâce à la préservation d’un entre-soi

 

16) « On constate finalement que l’approche de Marx, très exigeante, pourrait amener à rejeter l’idée de classes sociales, faute de conscience de classe marquée par une conflictualité radicale. Au contraire, l’approche théorique de Weber permet d’admettre sans difficulté la pérennité des classes sociales. » Pour sortir de cette difficulté Louis Chauvel propose ainsi de redéfinir les classes. Selon lui, les classes sociales sont des groupes : Hiérarchiquement positionnés dans l’espace social ET Marqués par une forte identité de classe décomposée comme suit : 1/ L’identité temporelle : c’est-à-dire la permanence du groupe en raison d’une reproduction sociale et une homogamie sociale 2/ L’identité culturelle, c’est-à-dire le partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une intereconnaissance entre les membres du groupe 3/ L’identité collective, à savoir une capacité à agir collectivement, de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et ses intérêts. Dès lors, les aspects objectifs (inégalités) et subjectifs (identité de classe) apparaissent comme deux dimensions complémentaires des classes sociales. Louis Chauvel conclue alors : « D’un point de vue objectif, les clivages traditionnels que l’on repère entre classes se sont peu affaiblis au cours des décennies récentes marquées par le ralentissement économique et le recul des perspectives de mobilité sociale ascendante (voir chap. sur la mobilité sociale). Pour autant, si les classes sociales semblent perdurer d’un point de vue objectif, elles ont subjectivement peu ou prou disparu, faute de conscience collective clairement élaborée, susceptible d’animer une action construite. Il existait naguère un « conflit central » autour de la question sociale, et en particulier de l’exploitation des ouvriers, mais les enjeux politiques se sont considérablement diversifiés. Par conséquent, la « mort des classes sociales » viendrait surtout d’une déstructuration de la conscience de classe. Pour autant, la conscience sociale des membres des classes populaires et des « petites classes moyennes » de se trouver en difficulté dans la société d’aujourd’hui reste vive comme en témoigne le mouvement des gilets jaunes principalement porté par cette partie de la population. »