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T1 : Synthèse du 1

Si l’abolition des privilèges la nuit du 4 août 1789 signe la fin d’une société d’ordre caractérisée par des inégalités de droits entre les sujets, dans les faits, les inégalités* entre les citoyens français n’ont pas pour autant disparu. Encore aujourd’hui la société française est divisée en groupes sociaux* qui ne jouissent pas des mêmes ressources qu’elles soient matérielles, immatérielles (comme les revenus, le patrimoine, un diplôme, un logement) ou symboliques (prestige de la profession, style de vie). Les sociologues, pour qui ces différences constituent un objet d’étude central, se sont dotés de théories et de catégories sociales pour décrire à la fois la structure sociale* telle qu’elle se présente à un moment donné mais aussi sa dynamique, autrement dit, son évolution dans le temps. 

L’objet de ce chapitre va être à la fois de vous faire découvrir les différents outils du chercheur en sociologie pour décrire la société et de voir, en mobilisant l’exemple des classes sociales, dans quelle mesure cette boîte à outils s’est enrichie et adaptée pour essayer de décrire le plus fidèlement possible la structure sociale française contemporaine.

1. Quels sont les critères qui définissent l'appartenance sociale ?

1.1 Se définir par son statut socioéconomique

À la question « qui es-tu ? » les individus répondront le plus souvent par leur prénom, leur statut d’activité (étudiant, retraité, en emploi) et la profession qu’ils occupent ou occupaient (dans le cas des retraités). Si se définir passe par sa profession c’est en raison car ce critère est clivant et détermine à la fois un niveau de revenu, un style de vie, en bref, une identité. C’est d’ailleurs toujours pour ces raisons que les chercheurs en science sociale utilisent régulièrement la nomenclature des PCS* dans leurs enquêtes. 

1.1.1 De la profession au groupe socioprofessionnel

Depuis les années 1950, les catégories socioprofessionnelles (CSP), élaborées au sein de l’Insee, se sont imposées en France comme le principal outil d’analyse de la statistique sociale permettant de repérer la position des individus dans le monde productif du point de vue de leur profession. L’outil résume ainsi à la fois la position hiérarchique, le statut (salarié public ou privé, indépendant) et le secteur d’activité. Il en résulte une division de la société selon des clivages multiples qui synthétisent les grandes divisions connues : l’opposition entre salariat et indépendants, celle au sein du salariat entre cadres et catégories d’exécution routinisées, celle enfin entre secteurs d’activité. Au plus haut degré de synthèse, les CSP font apparaître six groupes typiques : 1) les agriculteurs ; 2) les artisans-commerçants et chefs d’entreprise (ces deux premiers groupes rassemblent les indépendants) ; 3) les cadres (dits aussi « cadres et professions intellectuelles supérieures ») avec les professions libérales ; 5) les employés groupes majoritairement féminin qui rassemble les employés administratifs et les employés des services à personnes et de commerces (cette dernière catégorie d’employé est parfois surnommée « OS – pour ouvrier spécialisé- du tertiaire » ; 6) les ouvriers, c’est-à-dire les exécutants du travail conçu comme routinier respectivement dans les services et dans l’industrie (surtout) ; 4) les « professions intermédiaires », archétype des « classes moyennes », méritent leur nom et apparaissent comme une catégorie pivot entre dirigeants et routiniers, entre expertise et production standardisée. 

1.1.2 Comment a évolué la structure socioprofessionnelle depuis le milieu du XXème siècle ?

On peut décrire les évolutions de la structure socioprofessionnelle mesurée par la répartition de la population active en PCS. Ainsi, on remarque que des tendances fortes se dégagent depuis le milieu du XXème siècle comme : 

 

- Une augmentation du nombre de salariés qui va de pair avec une baisse du nombre d’indépendants : « Au cours des Trente Glorieuses (1945‑1975), époque marquée par des mutations fondamentales de l’économie et de la société française contemporaine, le déclin des professions indépendantes d’agriculteurs, artisans et commerçants, et notamment des plus modestes, est allé de pair avec l’expansion numérique des salariés dans le système productif : la salarisation. Ce changement de la démographie des emplois s’est accompagné d’une construction politique et institutionnelle des « droits salariaux » (retraite, santé, chômage, etc.) organisés par les partenaires sociaux, et dont résulte l’État-providence contemporain. Cette expansion fut surtout sensible dans le courant des années 1960 et 1970 et s’est nettement ralentie depuis (Note de Mme Guérin : le développement de l’auto entreprenariat et l’uberisation de l’économie montrent que la frontière entre le salariat et le statut d’indépendant est plus floue). (…)

 

- La tertiarisation* est quant à elle la dynamique d’expansion des métiers des services, qu’ils soient qualifiés ou non, et de déclin concomitant des professions manuelles de l’agriculture depuis la Libération puis de l’industrie à partir du milieu des années 1970. Cette expansion du secteur des services ne correspond pas aussi nécessairement que l’on aurait pu le croire à une mobilité ascendante, parfois bien au contraire, comme c’est le cas d’une ouvrière qualifiée devenant caissière de grande surface (employée non qualifiée). » (…) 

 

- Une féminisation des emplois : « Depuis le début des années 1960, les femmes ont massivement investi le marché du travail. Le taux d’activité des femmes a fortement augmenté : de 46 % au début des ann.es 1960, il est passé à 67,2 % en 2017 pour les femmes de 15 à 64 ans. Dans le même temps, celui des hommes s’est réduit, passant de 89 % à 75,6 %, sous l’effet de l’allongement de la durée des études et, jusqu’au début des années 1990 du fait de l’abaissement de l’âge de la retraite et du développement des préretraites. L’écart, de 43 points dans les années 1960, est de 8 points en 2017. Pour la tranche d’âge 25‑49 ans, le taux d’activité des femmes atteint 82,6 % en 2017, alors que celui des hommes est de 93,1 %. C’est un changement majeur. Au sein des couples, la norme n’est plus celle de la femme au foyer, mais celle du ménage à double apporteur de revenu. »[1]

 

- Une montée des qualifications liée au progrès technique permise et accompagnée par les progrès de la scolarisation qui favorise la croissance des groupes socioprofessionnels qualifiés et très qualifiés représentant aujourd’hui près de la moitié des actifs.


[1] D’après l’ouvrage de CHAUVEL Louis, Les mutations de la société française, Chapitre II « La dynamique de la stratification sociale », ed. La Découverte, coll. Grands repères, 2019

1.1.3 Catégories socioprofessionnelles, revenus, diplômes : quels liens ?

Même si le niveau de diplôme et les revenus des actifs ne sont pas pris en compte dans la nomenclature des PCS* (1.1.1)ces trois éléments se recoupent et restent fortement corrélés. En effet, la qualification* regroupe à la fois les qualités et capacités humaines, le diplôme et l’expérience requise pour exercer un emploi. Certes il peut exister un décalage entre le niveau de diplôme de l’actif et le diplôme nécessaire pour exercer un emploi mais cet écart reste faible. Globalement, on remarque une certaine concordance entre niveau de diplôme et PCS.  Par exemple, la plupart des cadres (68%) sont détenteurs d’un diplôme supérieur à bac+2.

            Il est possible de représenter les PCS sous forme pyramidale. Cette représentation insiste sur les hiérarchies entre professions qu’elles s’expriment en termes de revenus ou de prestige. Ainsi les cadres et professions intellectuelles supérieures (simplifiés avec la dénomination « cadres » sur le schéma) ont des revenus en moyenne plus élevés que les actifs exerçant une profession intermédiaire. Loin d’être des données invariables, le prestige d’un emploi et le revenu d’activité évoluent dans le temps. Par exemple, si les employés jouissaient d’un prestige plus important que les ouvriers (distinction métier manuel / métier intellectuel) ce n’est plus forcément le cas actuellement. L’évolution des écarts relatifs de salaire entre ces deux catégories socioprofessionnelles vient d’ailleurs confirmer cette tendance (voir Q. 16)

1.1.4 Des revenus au niveau de vie : prendre en compte la composition du ménage

Pour connaître le niveau de vie les revenus d’activités (revenus mixtes de l’indépendant, traitement des fonctionnaires, cachet des artistes, salaires des salariés du privé …) ne suffisent pas. Pour y parvenir il faut tenir compte d’autres revenus comme les revenus du patrimoine (loyer et intérêts perçus) et les revenus de transfert (allocations chômage, familiales, RSA, pension de retraite, minimum vieillesse …). Une fois additionnés, les prélèvements obligatoires doivent être soustraits. Ils prennent la forme de taxes, impôts, cotisations sociales. On obtient alors le revenu disponible brut (voir chapitre de première : « Comment les agents économiques se financent-ils ? »). Enfin, pour connaître le niveau de vie d’un foyer les organismes prennent en compte la composition du ménage*. Plus précisément, il s’agira de diviser le RDB par les unités de consommation.

1.2 Des critères, autres que socioéconomiques, permettent de se définir

1.2.1 Le lieu de résidence comme "projection sur le sol des rapports sociaux"

Selon la formule d’Henri Lefebvre la ville constitue : “la projection sur le sol des rapports sociaux”. En d’autres termes, les rapports sociaux (inégalitaires) qu’entretiennent les groupes sociaux se matérialisent dans l’espace, sont spatialisés. Le lieu de vie est donc une projection spatiale de sa position sociale dans la stratification. Dans cette optique, seuls le marché de l’immobilier et la construction de logements sociaux sont à même de redistribuer les cartes.

D’après le géographe Jacques Donzelot, les villes françaises tendraient à se fragmenter en une multiplicité d’archipels obéissant à des logiques de regroupement social et affinitaire. Choisi et organisé par les classes supérieures qui se regroupent dans les « beaux quartiers » et les centres anciens rénovés, en voie de gentrification, l’entre-soi est subi par les classes populaires constituées grossièrement des employés non-qualifiés et ouvriers non-qualifiés qui sont reléguées dans les cités d’habitat social (HLM). Entre les deux, les classes moyennes, menacées de déclassement, s’exileraient hors des villes pour éviter la proximité avec les populations précarisées des grands ensembles, sans pour autant avoir les moyens d’accéder aux espaces 

1.2.2 Sexe et âge : des catégories biologiques aux catégories sociales

Se présenter en indiquant son âge et son genre est en somme assez commun. Ce détour par l’âge et le genre n’est sociologiquement pas anodin puisque ce sont deux caractéristiques révélatrices de différences de comportements (voir chapitre de première sur la socialisation) et d’inégalités. C’est donc une analyse multicritère que les sociologues doivent entreprendre pour saisir la complexité de l’espace social*. Plutôt que de citer une multitude de différences qui structurent ces groupes sociaux à l’envi nous allons nous centrer sur trois exemples : les inégalités de salaire et de santé entre hommes et femmes, puis, les différences entre le vote jeunes et vieux.  

Tout d’abord, rappelons que le sexe revêt une dimension strictement biologique. Les écarts de comportements observés entre les personnes de sexe féminin et de sexe masculin sont, eux, co-construits lors du processus de socialisation. Ainsi, les inégalités qui subsistent entre hommes et femmes relèvent d’une construction sociale des différences par des processus complexes. Les inégalités de salaires, à l’avantage des hommes, sont une première expression de ces inégalités. En intériorisant très tôt certains rôles, les filles et garçons vont ensuite s’orienter (en apparence naturellement) vers certains métiers. L’explication n’est donc pas à chercher du côté du sexe biologique (puisque certaines femmes accèdent bien à des postes à responsabilité et des hommes à des emplois féminins) mais du côté du côté de la socialisation plurielle. Autre exemple, si les femmes vivent en moyenne six ans de plus que les hommes cela n’est en rien du hasard puisque ce sont l’addition de petites différences comportements en matière de santé (comportements à risques) qui engendrent cette inégalité. 

La vie d’un individu est marquée par une succession de période et d’étapes (familiales et professionnelles) communes à une société et marquant le passage de la jeunesse à l’âge adulte puis à la vieillesse. La position dans le cycle de vie*, autrement dit l’âge d’un individu au cours de sa vie, est un déterminant de ses comportements en matière d’épargne : les plus jeunes, moins insérés sur le marché du travail, ont des revenus moins élevés et s’endettent (épargne négative), plus tard au cours de leur vie active les revenus augmentant ils vont se constituer une épargne, pour ensuite l’utiliser à la retraite (désépargne). Ce comportement en termes d’épargne va se traduire notamment dans le vote à droite des plus âgés droite (la protection du patrimoine est une valeur centrale de ce côté de l’échiquier politique). Il faut cependant apporter des nuances à ce constat : entrée dans la vie active n’est pas forcément synonyme d’épargne lorsque les revenus ne le permettent pas. 

Et les classes sociales dans tout ça ?

La classe sociale et de moins en moins convoquée lorsqu’il s’agit de se présenter. C’était comme si les classes sociales avaient connu un âge d’or lorsque la société était fortement industrialisée (donc une période assez étendue il faut le reconnaître) - et un déclin. Éclipsées presque totalement durant la période faste des trente glorieuses, elles sont revenues dans le débat sociologique à la fin des années 1980 et avec davantage de force au cours des années 2000. Reste à savoir si cette baisse de l’identification est un critère suffisant pour abandonner l’idée d’une société structurée en classes.